Morphométrie ou ADN?

De nombreux apiculteurs qui se consacrent à l’élevage de l’abeille noire utilisent les caractéristiques extérieures des ouvrières pour évaluer la pureté de leurs colonies. Dans ce contexte, l’étude de la morphométrie des ailes est la plus populaire. Au fil des décennies écoulées, plusieurs programmes ont été développés à cet égard : CBeeWing, Flügel-Index, IdentiFly, DeepWings, … Cependant, on passe souvent complètement à côté de la question si la morphométrie des ailes est vraiment pertinente dans leur cas. Pour répondre à cette question, il est nécessaire d’examiner ce que la morphométrie des ailes peut et ne peut pas nous dire.

L’étude des caractéristiques extérieures des abeilles remonte aux XVIIIe et XIXe siècles, lorsque l’on a commencé à étudier en détail les abeilles de toute l’Europe. On a alors constaté que les abeilles en Europe ne présentaient pas les mêmes apparences ni les mêmes comportements partout. Cela a conduit à la conclusion qu’il existe différentes sous-espèces d’abeilles en Europe. Des caractéristiques facilement observables, telles que la morphométrie des ailes, sont devenues des outils pratiques pour distinguer les sous-espèces pures les unes des autres et pour identifier une abeille quelconque appartenant à l’une des sous-espèces pures connues.


L’aile avant droite d’une abeille, les nœuds des nervures alaires constituent la base de la morphométrie des ailes.

Des décennies plus tard, les apiculteurs ont commencé à utiliser des techniques d’identification pour déterminer la pureté de leurs colonies d’abeilles. Cependant, les colonies d’abeilles hybrides, qu’elles soient faiblement ou fortement hybridées, présentent souvent des valeurs très divergentes pour ces caractéristiques, sans référence préalable. Une abeille hybride peut ainsi soudainement correspondre aux valeurs de référence pour n’importe quelle sous-espèce pure ou même à aucune de ces valeurs. Cela a pour conséquence que les caractéristiques externes, telles que la morphométrie des ailes, deviennent complètement inutiles dès qu’une certaine hybridation a eu lieu dans la population. En d’autres termes, les apiculteurs ont utilisé les techniques d’identification pour une application pour laquelle ces techniques n’ont jamais été destinées et ne peuvent tout simplement pas être utilisées.

Morphométrie des ailes en bref :

  • Si la morphométrie des ailes d’une abeille NE RÉPOND PAS aux valeurs de référence de l’abeille noire, alors cette abeille est hybridée, MAIS le degré d’hybridation est encore inconnu : une hybridation faible ou forte est possible.
  • Si la morphométrie des ailes d’une abeille RÉPOND AUX valeurs de référence de l’abeille noire, alors cette abeille est une abeille noire pure, À CONDITION que l’abeille provienne d’une population génétiquement pure d’abeilles noires.

Malheureusement, la plupart des populations restantes d’abeilles noires ont une génétique faiblement contaminée, ce qui fait que de bonnes valeurs pour la morphométrie des ailes ne garantissent plus la pureté des colonies d’abeilles. En d’autres termes, si l’on se procure du matériel de reproduction d’une population où une certaine hybridation (aussi minime soit-elle) a eu lieu, on ne peut pas se fier à la morphométrie des ailes pour surveiller la pureté. Heureusement, il existe une autre méthodologie qui permet de déterminer la pureté de manière fiable : l’analyse de l’ADN nucléaire1 à l’aide de PSN (polymorphisme d’un seul nucléotide ; SNP en anglais), également appelés mutations ponctuelles dans l’ADN.

Pour identifier les PSN spécifiques à une sous-espèce, le génome de nombreuses abeilles de différentes sous-espèces est comparé. Les sites dans l’ADN où différentes sous-espèces possèdent une paire de nucléotides différente (AT ou CG) sont désignés comme un PSN. Dans cet exemple avec une abeille ibérique (A. m. iberiensis), une abeille noire (A. m. mellifera) et une abeille carniolienne (A. m. carnica), deux PSN sont observés : PSN1 qui distingue l’abeille noire (CG) de l’abeille carniolienne (AT) et PSN2 qui distingue l’abeille noire (AT) de l’abeille ibérique (CG).

Indépendamment du fait que la pureté génétique soit directement examinée via l’ADN (les caractéristiques externes étant indirectement déterminées par quelques gènes), cette méthode présente encore deux avantages très puissants par rapport à la morphométrie des ailes mentionnée précédemment :

  1. Beaucoup plus de points de mesure : tandis que la morphométrie des ailes effectue toute l’analyse sur la base d’au maximum 19 points de mesure (tous les nœuds des veines alaires), la quantité de points de mesure dans l’analyse ADN (PSN) est beaucoup plus importante. À Rucher Merodegoud, nous utilisons la puce Illumina HONEYBEE2021, qui permet une analyse avec pas moins de 70 814 PSN.
  2. Beaucoup plus de matériel de référence : alors que les valeurs de référence pour la morphométrie des ailes sont basées sur seulement très peu de colonies d’abeilles (par exemple, seulement 14 colonies d’abeilles noires pour IdentiFly !), les PSN ont été sélectionnés par l’analyse d’abeilles noires provenant de centaines de colonies de toute l’Europe de l’Ouest et du Nord.
Partie des PSN sur le chromosome 10 de l’abeille mellifère qui sont capables de distinguer l’abeille noire de l’abeille carniolienne, de l’abeille italienne et de l’abeille Buckfast. Les PSN ont été identifiés par Henriques et al. (2018)2 et sont présents sur la puce Illumina HONEYBEE2021.

L’analyse d’ADN nucléaire avec les PSN nous permet d’obtenir une estimation très précise de la pureté génétique des abeilles. Cependant, il s’agit d’une estimation : l’analyse ADN donne comme résultat la probabilité (le pourcentage) que l’abeille testée appartienne à l’une ou l’autre sous-espèce. Au niveau international, les scientifiques ont établi un consensus selon lequel le seuil minimum est fixé à 90 % : une abeille qui, sur la base de l’analyse ADN, a au moins 90 % de chances d’appartenir à l’abeille noire est considérée comme une vraie abeille noire.

La raison pour laquelle il s’agit d’une estimation (probabilité) réside dans le fait qu’il n’est jamais exclu qu’un PSN, initialement identifié comme spécifique à une sous-espèce, ne soit finalement pas spécifique à cette sous-espèce. Cela est lié à la limitation du matériel de référence disponible. Il est en effet impossible de prélever un échantillon de chaque colonie d’abeilles ou collection du musée en Europe pour rechercher des PSN spécifiques à chaque sous-espèce. Le seuil de 90 % tient compte de manière préventive de ce risque.

Présence de paires de nucléotides chez l’abeille noire (vert) et l’abeille carniolienne (orange) pour une certaine position X dans l’ADN. Chez l’abeille carniolienne, seulement la paire de nucléotides CG est présente, tandis que chez l’abeille noire, on trouve à la fois CG et AT, mais CG est beaucoup plus rare chez l’abeille noire (par exemple en raison d’une mutation locale). Si lors de l’établissement d’une base de données de référence, par hasard, aucune abeille noire d’Écosse, de Norvège ou de Suède n’était incluse, la position X pourrait être à tort considérée comme un PSN caractérisant l’abeille noire par AT et l’abeille carniolienne par CG.

Une histoire longue en résumé : pour dormir sur ses deux oreilles en ce qui concerne la pureté de ses colonies d’abeilles, le choix évident en 2024 est bien sûr l’analyse ADN nucléaire avec les SNPs.

Tableau d’interprétation de l’hybridation des colonies d’abeilles. Même pour les colonies d’abeilles qui obtiennent de bons résultats tant au niveau de l’ADN que de la morphométrie, nous ne pouvons jamais dire avec 100% de certitude qu’elles sont génétiquement totalement pures. Étant donné que la morphométrie est déterminée par une proportion négligeable de l’ADN, nous ne la considérons pas comme décisive chez Rucher Merodegoud : toute colonie d’abeilles pour laquelle le ncDNA est >90% A. m. mellifera est considérée comme une colonie d’abeilles noires suffisamment pure pour faire l’élevage, indépendamment de la morphométrie.
  1. L’ADN nucléaire (ncDNA) est l’ADN qui se trouve dans le noyau cellulaire et dont une moitié est héritée de la mère (reine) et l’autre moitié du père (mâle). Ce ncDNA influence la couleur des poils, la morphométrie des ailes, la propension à propoliser, la douceur, etc. En plus du ncDNA, les animaux possèdent également de l’ADN mitochondrial (mtDNA) qui se trouve dans les mitochondries et est transmis exclusivement par la mère. Le mtDNA est présent en quantité limitée et concerne uniquement le métabolisme de l’organisme, mais peut être utilisé pour retracer la lignée évolutive (M, C, O, A, Y) en raison de l’hérédité du côté maternel. Dans le contexte de la conservation, le ncDNA est donc beaucoup plus important que le mtDNA. ↩︎
  2. Henriques, D., Browne, K.A., Barnett, M.W. et al. High sample throughput genotyping for estimating C-lineage introgression in the dark honeybee: an accurate and cost-effective SNP-based tool. Sci Rep 8, 8552 (2018). https://doi.org/10.1038/s41598-018-26932-1 ↩︎

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